CHAPITRE 7

 

 

La Nouvelle-Orléans.

J’arrivai très tôt dans la soirée car j’étais remonté dans le temps en voyageant dans le sens inverse de la rotation de la terre. Il faisait un froid assez vif, mais pas cruellement mordant, bien qu’un vilain vent du nord fût en route.

Le ciel était sans un nuage et plein de petites étoiles très distinctes.

Je gagnai aussitôt mon petit appartement en terrasse du Quartier Français qui, malgré tout son prestige n’est pas très haut, puisqu’il se trouve au faîte d’un immeuble de quatre étages bâti bien avant la guerre de Sécession, mais d’où l’on a une assez belle vue sur le fleuve et ses superbes ponts jumeaux et qui recueille, quand les fenêtres sont ouvertes, les bruits de la foule joyeuse qui emplit le Café du Monde, ainsi que les boutiques et les rues animées autour de Jackson Square.

Ce n’était que le lendemain soir que Mr Raglan James entendait me rencontrer. Et, impatient que j’étais de voir arriver ce rendez-vous, l’heure me convenait car je voulais trouver Louis tout de suite.

Je commençai par m’octroyer le confort bien humain d’une douche brûlante, puis je passai un costume de velours noir, d’une sobre élégance, un peu comme les vêtements que j’avais portés à Miami, avec une paire de bottines noires neuves. Puis, refusant de céder à ma lassitude – si j’avais encore été en Europe, j’aurais été maintenant en train de dormir dans la terre – je m’en allai déambuler dans la ville comme un mortel.

Pour des raisons dont je n’étais pas trop sûr, je fis un détour pour passer devant l’ancienne adresse de la rue Royale où Claudia, Louis et moi avions autrefois vécu. À vrai dire, je le faisais assez souvent, sans jamais réfléchir avant d’être à mi-chemin de là.

Notre vie commune s’était poursuivie plus d’une cinquantaine d’années dans ce charmant appartement. C’est assurément un facteur à prendre en considération quand je me trouve condamné, soit par moi-même, soit par quelqu’un d’autre, pour mes erreurs. Louis et Claudia avaient tous deux été faits par moi et pour moi, j’en conviens. Notre existence néanmoins avait été étrangement flamboyante et satisfaisante avant que Claudia ne décide que je devais payer de ma vie mes créations.

La maison était bourrée de tous les ornements imaginables et de tout le luxe que l’on pouvait alors se procurer. Nous avions un équipage et des chevaux dans les écuries voisines, et des serviteurs vivaient dans les communs au fond de la cour. Mais les vieux bâtiments de brique étaient aujourd’hui quelque peu fanés et négligés, l’appartement était depuis peu inoccupé, à l’exception peut-être de fantômes, qui sait, et l’échoppe en dessous était louée à un libraire qui ne prenait jamais la peine d’épousseter les volumes en étalage dans la vitrine ni ceux qui se trouvaient sur ses rayons. De temps en temps il me procurait des livres – des ouvrages sur la nature du mal par l’historien Jeffrey Burton Russell, ou les admirables œuvres philosophiques de Mircea Eliade, ainsi que les premières éditions des romans que j’aimais.

Le vieil homme d’ailleurs était là à lire et je l’observai quelques minutes à travers la vitre. Comme les citoyens de La Nouvelle-Orléans étaient différents de tout le reste de l’Amérique ! Le profit ne signifiait absolument rien pour cette vieille créature aux cheveux gris.

Je reculai pour examiner les balustrades de fer forgé au-dessus. Je songeai à ces rêves troublants : la lampe à huile, la voix de Claudia. Pourquoi me hantait-elle plus inlassablement que jamais ?

En fermant les yeux, je croyais entendre de nouveau sa voix, qui me parlait, mais la substance de ses propos avait disparu. Je me pris à repenser à sa vie et à sa mort.

Disparu aujourd’hui totalement, le petit galetas où je l’avais vue pour la première fois dans les bras de Louis. Ç’avait été une maison de pestiférés et seul un vampire y aurait pénétré. Aucun voleur n’avait même osé voler la chaîne d’or au cou de sa mère morte. Et comme Louis avait eu honte d’avoir choisi pour victime une petite enfant ! Mais moi, j’avais compris. Il ne restait rien non plus du vieil hôpital où on l’avait emmenée ensuite. Quelle ruelle non pavée avais-je traversée avec ce tiède fardeau mortel dans mes bras et Louis, courant après moi en me suppliant de lui dire ce que je comptais faire.

Une rafale de vent glacé me fit soudain tressaillir.

J’entendais les éclats rauques et assourdis de la musique provenant des tavernes de la rue Bourbon, à seulement un bloc de là ; et les gens marchant devant la cathédrale – le rire d’une femme non loin de là. Le klaxon d’une voiture retentissant dans la nuit. Le grêle frémissement électronique d’un téléphone moderne.

Dans sa librairie, le vieil homme avait allumé la radio, tournant le bouton pour passer de la musique Dixieland à du classique et pour finir à une voix mélancolique chantant de la poésie aux accents de la musique d’un compositeur anglais…

Pourquoi étais-je venu devant cette vieille bâtisse, qui se dressait isolée et indifférente comme une pierre tombale avec toutes ses dates et ses caractères effacés ?

Finalement je ne voulais plus attendre.

Tout excité, je revivais dans ma tête ce qui venait juste de se passer à Paris et je me dirigeai vers les quartiers résidentiels pour retrouver Louis et tout lui raconter.

Une fois de plus, je choisis d’y aller à pied. Je choisis de sentir la terre, de l’arpenter.

 

De notre temps – à la fin du dix-huitième siècle –, ces quartiers de la ville n’existaient pas vraiment. C’était la campagne en amont du fleuve, où l’on trouvait encore des plantations et où les routes étaient étroites et d’un abord difficile, n’étant pavées que de coquillages dragués dans le fleuve.

Plus tard, au dix-neuvième siècle, une fois détruite notre petite famille, quand, blessé et brisé, j’étais parti pour Paris à la recherche de Claudia et de Louis, les quartiers résidentiels avec tous leurs petits faubourgs se trouvèrent absorbés par la grande ville et nombre de belles maisons de bois de style victorien s’édifièrent alors.

Certaines de ces constructions avec leurs boiseries sculptées sont vastes, aussi grandioses dans leur style surchargé que les immenses maisons néo-classiques d’avant la guerre de Sécession qu’on trouve dans le Garden District, et qui me rappelaient toujours les temples ou les imposants hôtels particuliers du Quartier Français.

Mais une grande partie de ces secteurs résidentiels avec leurs maisonnettes en planches, aussi bien que les grandes demeures, gardent encore pour moi l’aspect de la campagne, avec les énormes chênes et les magnolias jaillissant partout pour surplomber les petits toits, et tant de rues sans trottoir le long desquelles les caniveaux ne sont guère plus que des fossés envahis de fleurs sauvages qui s’épanouissent malgré le froid de l’hiver.

Même les petites rues commerçantes – une bande soudain, ça et là, de bâtiments attenant les uns aux autres – rappellent non pas le Quartier Français avec ses façades de pierre et son affinement du Vieux Monde, mais plutôt les pittoresques « grandes rues » des bourgades rurales américaines.

C’est un merveilleux endroit pour se promener le soir ; on peut y entendre les oiseaux chanter comme nulle part dans le vieux Carré ; et le crépuscule s’y éternise par-dessus les toits des entrepôts au bord du fleuve aux innombrables méandres, étincelant à travers les grandes et lourdes branches des arbres. On peut tomber sur de magnifiques demeures avec des galeries sans fin et une décoration surchargée, des maisons avec les tourelles, des pignons et de petits chemins de ronde. Il y a sur les grandes vérandas de bois des balancelles accrochées derrière des balustrades fraîchement peintes. Il y a des palissades blanches. De larges avenues bordées de belles pelouses bien tondues.

Les maisonnettes sont infiniment variées : les unes sont soigneusement peintes dans des couleurs vives suivant la mode du moment ; d’autres, plus délabrées mais non moins belles, ont les ravissantes tonalités grises du bois d’épave, un état auquel une maison peut aisément atteindre dans cette région tropicale.

Çà et là on trouve un ensemble de rues si envahies de végétation qu’on a du mal à croire qu’on est encore dans une ville. Des bougainvillées sauvages et des dentelaires à fleurs violettes masquent les clôtures qui délimitent les propriétés ; les grosses branches du chêne plient si bas qu’elles contraignent le passant à baisser la tête. Même dans ses hivers les plus froids, La Nouvelle-Orléans est toujours verte. Le gel ne peut tuer les camélias, même s’il les meurtrit parfois. Le jaune jasmin sauvage de Caroline et la bougainvillée pourpre recouvrent murs et clôtures.

C’est dans l’une de ces sections de douces ténèbres feuillues, par-delà une grande rangée de gigantesques magnolias que Louis avait installé sa secrète résidence.

La vieille demeure victorienne derrière les grilles rouillées était inoccupée, sa peinture jaune presque entièrement écaillée. Louis n’y venait rôder que de temps en temps, une chandelle à la main. Son vrai domicile, c’était une petite maison au fond – recouverte d’une grande masse informe de volubilis roses – envahie par ses livres et les objets de toutes sortes qu’il avait collectionnés au long des années. Les fenêtres en étaient parfaitement cachées de la rue. On peut douter en fait que qui que ce soit ait connu l’existence de cette maison. Les voisins ne pouvaient pas la voir à cause des hauts murs de brique, des vieux arbres touffus et des lauriers roses qui poussaient à l’état sauvage tout autour. Il n’y avait pas à proprement parler de sentier parmi les hautes herbes.

Quand je tombai sur lui, toutes les fenêtres et les portes des quelques pièces sans prétention étaient ouvertes. Il était à son bureau, lisant à la lueur d’une unique bougie.

Un long moment, je l’épiai. J’adorais faire cela. Souvent je le suivais quand nous allions chasser, simplement pour le regarder se nourrir. Le monde moderne ne signifie rien pour Louis. Il arpente les rues comme un fantôme, sans bruit, lentement attiré vers ceux qui font bon accueil à la mort ou qui en ont l’air. (Je ne suis pas sûr que personne jamais n’accueille volontiers la mort.) Et quand il se nourrit, c’est indolore, délicat et rapide. Pour se nourrir, il doit prendre la vie. Il ne sait pas comment épargner la victime. Il n’a jamais été assez fort pour le « petit coup » qui me permet de passer tant de nuits ; qui me le permettait avant que je ne devienne le dieu vorace.

Il est toujours vêtu à l’ancienne mode. Comme tant d’entre nous, il sait trouver les vêtements qui évoquent le style du temps où il était mortel. Ce qui lui plaît, ce sont de grandes chemises flottantes aux manches froncées avec de longs poignets et des pantalons moulants. Quand il porte une veste, ce qui est rare, elle est coupée comme celles que je choisis : une veste de cheval, très longue, et qui s’épanouit à l’ourlet. Ce sont ces tenues que je lui apporte parfois en cadeau, pour lui éviter de porter ses rares acquisitions jusqu’à ce qu’elles tombent en loques. J’avais été tenté de mettre de l’ordre dans sa maison, d’accrocher les tableaux, d’emplir les pièces de fanfreluches, de le pousser dans la griserie du luxe comme je le faisais jadis.

Je crois qu’il aurait voulu me voir agir ainsi, mais il refusait d’en convenir. Il subsistait sans électricité ni chauffage moderne, errant dans le chaos en prétendant être parfaitement satisfait.

Certaines des fenêtres de cette maison n’avaient pas de carreaux et c’était seulement de temps en temps qu’il fermait les persiennes à l’ancienne mode. Peu lui importait, semblait-il, que la pluie tombât sur ses possessions, car ce n’étaient pas vraiment des possessions. Rien qu’un bric-à-brac entassé çà et là.

Encore une fois, je crois qu’il aurait voulu que je fisse quelque chose à ce propos. C’est stupéfiant de songer au nombre de fois où il venait me rendre visite dans mon appartement en ville, surchauffé et brillamment éclairé. Là, il regardait pendant des heures mon écran de télévision géant. Parfois il apportait ses propres films sur disque ou sur cassette. La Compagnie des Loups était celui qu’il ne se lassait pas de passer. La Belle et la Bête, le film de Jean Cocteau, lui plaisait aussi énormément. Et puis il y avait Gens de Dublin, un film de John Huston d’après une nouvelle de James Joyce. Et comprenez bien que ce film n’a absolument rien à voir avec les créatures de notre espèce. Il s’agit d’un groupe assez ordinaire de mortels en Irlande au début de ce siècle qui se rassemblent pour un souper bien arrosé. Il y avait bien d’autres films qui le ravissaient. Mais je ne pouvais jamais lui imposer ces visites et elles ne duraient jamais très longtemps. Il déplorait souvent le « grossier matérialisme » dans lequel je me « vautrais » et tournait le dos à mes coussins de velours, à mes épaisses moquettes et à ma somptueuse baignoire de marbre. Il s’en retournait vers sa cabane perdue couverte de plantes grimpantes.

Ce soir-là, il était assis là-bas dans toute sa gloire poussiéreuse, une tache d’encre sur sa joue blanche, plongé dans une énorme biographie de Dickens, récemment écrite par un romancier anglais, tournant lentement les pages, car il ne lit pas plus vite que la plupart des mortels. En fait, de nous tous qui avons survécu, il est le plus proche de l’humain. Et il le reste par choix.

Bien des fois, je lui ai proposé mon sang plus riche. Toujours, il l’a refusé. Le soleil au-dessus du désert de Gobi l’aurait réduit en cendres. Il a les sens finement réglés, des sens de vampire, mais pas comme ceux d’un Enfant des Millénaires. Il ne réussit guère à lire les pensées d’autrui. Quand il met en transe un mortel, c’est toujours une erreur.

Et, bien sûr, je ne peux pas lire ses pensées car c’est moi qui l’ai créé et il n’y a jamais de communication entre les pensées du disciple et celles du maître, même si aucun de nous ne sait pourquoi. C’est à mon avis que nous en savons beaucoup sur les sentiments et les désirs les uns des autres ; seulement le grossissement est trop fort pour qu’on obtienne une image claire. C’est ma théorie. Peut-être un jour nous étudiera-t-on en laboratoire. À travers les épaisses parois vitrées de nos prisons, nous supplierons qu’on nous livre des victimes vivantes tandis qu’on nous harcèlera de questions et qu’on prélèvera dans nos veines des échantillons de sang. Ah ! mais comment faire cela à Lestat qui d’une seule pensée impérative peut réduire en cendres un autre être ?

Louis ne m’entendit pas arriver par les hautes herbes devant sa petite maison.

Je me glissai dans la pièce, comme une grande ombre fugitive et j’étais déjà installé en face de lui dans ma bergère préférée de velours rouge – voilà longtemps que je l’avais apportée là pour mon propre usage – quand il leva les yeux.

« Ah ! c’est toi ! » dit-il aussitôt, et il referma le livre.

Son visage, très mince et aux traits fins par nature, un visage d’une exquise délicatesse malgré son évidente énergie, était superbement gorgé de sang. Il avait chassé de bonne heure, j’avais manqué cela. Je restai une seconde totalement accablé.

C’était néanmoins un vrai supplice de Tantale que de le voir si animé par la sourde palpitation du sang humain. J’en sentais d’ailleurs l’odeur, ce qui donnait une étrange dimension au fait d’être près de lui. Sa beauté m’a toujours rendu fou. Je crois que je l’idéalise dans mon esprit quand je ne suis pas avec lui ; mais, quand je le revis, je succombe.

Bien sûr, c’était sa beauté qui m’avait attiré dans mes premières nuits ici en Louisiane, quand le pays était une colonie sauvage et sans loi et qu’il était un fou téméraire et toujours ivre, jouant et cherchant querelle dans les tavernes, bref, tentant tout ce qu’il pouvait pour causer son propre trépas. Eh bien, il avait eu ce qu’il croyait vouloir, ou à peu près.

Un moment, je n’arrivai pas à comprendre l’expression d’horreur qui se peignit sur son visage quand il me regarda, ni pourquoi il se leva soudain pour se diriger vers moi, se pencher et toucher mon front. Puis je me souvins. Ma peau bronzée par le soleil.

« Qu’as-tu fait ? » murmura-t-il. Il s’agenouilla, me regarda, posant sur mon épaule une main légère. Adorable intimité, mais je n’allais pas avouer. Je restai impassible dans mon fauteuil. « Ce n’est rien, dis-je, c’est fini. Je suis allé dans un désert, je voulais voir ce qui arriverait…

— Tu voulais voir ce qui arriverait ? » Il se leva, recula d’un pas et me foudroya du regard. « Tu voulais te détruire, n’est-ce pas ?

— Pas vraiment, dis-je. Je suis resté allongé à la lumière toute une journée. Le second matin, j’ai dû m’enterrer dans le sable. »

Il me contempla un long moment, comme s’il allait exploser de réprobation, puis il revint à son bureau, s’assit un peu bruyamment pour un être aussi plein de grâce, croisa les mains sur le livre refermé et me lança un regard méchant et furieux.

« Pourquoi as-tu fait cela ?

— Louis, repris-je, j’ai quelque chose de plus important à te dire. Oublie tout cela. » D’un geste je désignai mon visage. « Il s’est passé un événement très remarquable et il faut que je t’en fasse le récit complet. » Je me levai, car je n’arrivais plus à me maîtriser. Je me mis à marcher de long en large, prenant soin de ne pas trébucher sur le bric-à-brac amoncelé qui jonchait la pièce, et un peu agacé par la faible lueur de la bougie, non pas parce que je n’y voyais rien, mais parce qu’elle était si faible, qu’elle éclairait une si petite surface et que j’aime la lumière.

Je lui racontai tout : comment j’avais vu cette créature, Raglan James, à Venise et à Hong Kong, puis à Miami, comment il m’avait envoyé le message à Londres puis m’avait suivi à Paris comme je pensais qu’il le ferait. Nous devions maintenant nous retrouver près de la place demain soir. Je lui parlai des nouvelles et de leur signification. J’expliquai l’étrangeté du jeune homme lui-même, en précisant qu’il n’était pas dans son propre corps, et que j’étais persuadé qu’il était capable d’effectuer un pareil transfert.

« Tu as perdu la tête, dit Louis.

— Ne conclus pas si vite, répondis-je.

— C’est à moi que tu cites les paroles de cet idiot. Détruis-le. Liquide-le. Trouve-le ce soir si tu le peux et débarrasse-toi de lui.

— Louis, pour l’amour du ciel…

— Lestat, cette créature peut te trouver quand elle le veut ? Cela signifie qu’elle sait où tu te terres. Voilà maintenant que tu l’as conduite jusqu’ici. Elle sait où je me cache. C’est le pire ennemi qu’on puisse concevoir ! Mon Dieu, pourquoi t’en vas-tu chercher l’adversité ? Rien sur terre ne peut te détruire maintenant, pas même les Enfants des Millénaires qui ont à eux tous la force d’y parvenir, et pas même le soleil à midi dans le désert de Gobi : alors tu t’en vas rechercher le seul ennemi qui ait un pouvoir sur toi. Un mortel qui peut marcher à la lumière du jour. Un homme qui peut exercer sur toi une domination complète quand toi-même n’as pas une étincelle de conscience ni de volonté. Non, détruis-le. Il est bien trop dangereux. Si je le vois, c’est moi qui le détruirai.

— Mais, Louis, cet homme peut me donner une enveloppe humaine. As-tu écouté ce que je t’ai dit ?

— Une enveloppe humaine ! Lestat, tu ne peux pas devenir humain en t’emparant simplement d’un corps humain ! Tu n’étais pas un être humain quand tu étais en vie ! Tu es né monstre, et tu le sais. Comment diable peux-tu te faire de pareilles illusions ?

— Si tu n’arrêtes pas, je vais éclater en sanglots.

— Eh bien, pleure. J’aimerais te voir pleurer. J’ai beaucoup lu sur tes pleurs dans les pages de tes livres, mais je ne t’ai jamais vu le faire de mes propres yeux.

— Ah ! tu es bien un menteur parfait, dis-je, furieux. Tu as décrit mes sanglots dans ton misérable mémoire lors d’une scène dont nous savons tous les deux qu’elle n’a pas eu lieu !

— Lestat, tue cette créature ! Tu es fou si tu la laisses t’approcher assez près pour te dire trois mots. »

J’étais confondu, absolument confondu. Je me laissai retomber dans le fauteuil et je regardai dans le vide. La nuit semblait respirer dehors sur un rythme doux et plaisant, le parfum des volubilis violets effleurant à peine l’air humide et frais. Une légère incandescence semblait émaner du visage de Louis, de ses mains croisées sur le bureau. Il était drapé dans son silence, attendant sans doute ma réponse mais pourquoi, je n’en avais aucune idée.

« Je ne me serais jamais attendu à cela de toi, dis-je, déconfit. Je m’attendais à quelque longue diatribe philosophique comme les sottises que tu as écrites dans ton « entretien », mais ça ? »

Il resta assis là, sans un mot, son regard fixé sur moi, la lumière faisant un instant étinceler ses yeux verts et songeurs. Il semblait profondément tourmenté, comme si mes paroles lui avaient causé quelque souffrance. Ce n’était certainement pas parce que je m’étais moqué de ses écrits. Je le faisais tout le temps. C’était une plaisanterie entre nous. Enfin, une sorte de plaisanterie.

Je ne savais plus que dire ni que faire. Il m’énervait. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix très douce.

« Tu n’as pas vraiment envie d’être humain, dit-il. Tu ne le crois pas, n’est-ce pas ?

— Mais si, je le crois ! » répondis-je, humilié par le sentiment que je percevais dans ma voix. « Comment pourrais-tu, toi, ne pas le croire ? » Je me levai et me remis à marcher de long en large. Je fis le tour de la petite maison, m’aventurai dans la jungle du jardin en écartant pour passer l’épais entrelacs des liserons. J’étais dans un tel état de désarroi que je ne pouvais plus lui parler.

Je pensais à ma vie mortelle, essayant vainement de ne pas la rendre mythique, mais je ne pouvais chasser ces souvenirs : la dernière chasse aux loups, mes chiens mourant dans la neige. Paris. Le théâtre du boulevard. Inachevé ! Tu n’as pas vraiment envie d’être humain. Comment pouvait-il dire une chose pareille ?

Il me sembla que je passais dans le jardin une éternité, mais en fin de compte, pour le meilleur ou pour le pire, je revins dans la maison. Je le retrouvai à son bureau, qui me regardait d’un air désespéré, presque comme s’il avait le cœur brisé.

« Écoute, dis-je, il n’y a que deux choses auxquelles je crois : la première est qu’aucun mortel ne peut refuser le Don ténébreux dès l’instant où il sait vraiment ce que c’est. Et ne me dis pas que David Talbot me le refuse. David n’est pas un homme ordinaire. La seconde chose que je crois c’est que, si nous pouvions, nous redeviendrions tous humains. Voilà mon opinion. Il n’y a rien d’autre. »

Il eut un petit geste las d’acceptation et se cala dans son fauteuil. Le bois grinça doucement sous son poids, et il leva d’un geste alangui sa main droite, totalement inconscient de la séduction qu’il y avait dans ce simple mouvement, et laissa ses doigts courir dans les mèches de ses cheveux bruns.

Le souvenir poignant me revint soudain de la nuit où je lui avais donné le sang, de la façon dont il m’avait affirmé au dernier moment que je ne devais pas le faire, et puis dont il avait ensuite cédé. Je lui avais tout expliqué auparavant – alors qu’il était encore le jeune planteur fébrile et ivrogne couché dans son lit de douleur, avec le rosaire enroulé autour de la colonne du lit. Mais comment expliquer une chose pareille ! Et il était si convaincu de vouloir venir avec moi, si certain que la vie mortelle n’avait rien à lui apporter – il était si amer, si épuisé par les excès et pourtant si jeune !

Que savait-il alors ? Avait-il jamais lu un poème de Milton ou écouté une sonate de Mozart ? Le nom de Marc Aurèle aurait-il évoqué quelque chose pour lui ? Selon toute probabilité, il l’aurait pris pour un nom de fantaisie donné à un esclave noir. Ah ! ces barbares seigneurs des plantations avec leurs airs de matamores, leurs rapières et leurs pistolets à crosse de nacre ! Oh ! ils appréciaient l’excès ; avec le recul, je dois leur rendre cette justice.

Mais Louis maintenant était loin de ce temps-là, n’est-ce pas ? L’auteur d’Entretien avec un vampire, quel titre ridicule ! J’essayai de me calmer. Je l’aimais trop pour ne pas me montrer patient, pour ne pas attendre qu’il parle de nouveau. Je l’avais façonné de chair et de sang humain pour être mon bourreau surnaturel, n’est-ce pas ?

« Cela ne peut pas se défaire aussi facilement », dit-il enfin, m’arrachant à mes souvenirs pour me ramener dans cette pièce poussiéreuse. Sa voix était délibérément douce, presque conciliante ou implorante. « Ça ne peut pas être aussi simple. On ne peut pas changer de corps avec un mortel. Pour parler franc, je ne crois même pas que ce soit possible, mais même si ce l’était… »

Je ne répondis pas. J’aurais voulu dire : Mais si, c’est faisable ! Mais si, je peux savoir de nouveau ce que ça veut dire que d’être vivant.

« Et puis pense un peu à ton corps, dit-il, suppliant, maîtrisant avec une telle habileté sa colère et sa rage. Tu ne peux tout de même pas mettre tous tes pouvoirs à la disposition de cette créature, de ce sorcier ou je ne sais quoi. Les autres m’ont dit qu’on ne peut même pas calculer les limites de ton pouvoir. Mais non. C’est une idée abominable. Dis-moi, comment sait-il te retrouver ? C’est cela, le plus important.

— C’est le moins important, répliquai-je. Mais de toute évidence, si cet homme peut changer de corps, alors il est capable de quitter le sien. Il peut évoluer comme un esprit assez longtemps pour retrouver ma trace et aller jusqu’à moi. Étant donné ce que je suis, je dois être très visible pour lui quand il est dans cet état. Ce n’est pas un miracle en soi, tu comprends.

— Je sais, fit-il. C’est du moins ce que je lis et ce que j’entends dire. Je pense que tu as découvert un être vraiment dangereux. C’est pire que ce que nous sommes.

— Pire en quoi ?

— Changer de corps, mais ça implique une autre tentative désespérée pour atteindre à l’immortalité ! Crois-tu que ce mortel, quel qu’il soit, a l’intention de vieillir dans ce corps-ci ou dans un autre et de se laisser mourir ! »

Je dus reconnaître que je voyais ce qu’il voulait dire. Puis je lui parlai de la voix de l’homme, de son accent britannique marqué, cultivé, et comment ce ne semblait pas être la voix d’un jeune homme.

Il frissonna. « Il vient sans doute du Talamasca, dit-il. C’est probablement là où il a tout appris sur toi.

— Il lui a suffi d’acheter un roman en édition de poche pour tout savoir sur moi.

— Ah ! mais pas pour y croire, Lestat, pas pour croire que c’était vrai.

Je lui racontai que j’avais parlé à David. David saurait si cet homme appartenait à son ordre mais, pour ma part, je n’en croyais rien. Ces érudits n’auraient jamais fait une chose pareille. Et puis il y avait chez ce mortel quelque chose de sinistre. Les membres du Talamasca étaient sains au point d’en être presque agaçants. D’ailleurs, peu importait. Je parlerais à cet homme et je découvrirais tout moi-même.

Il redevint songeur et très triste. Cela me faisait presque mal de le regarder. J’avais envie de l’empoigner par les épaules et de le secouer, mais cela n’aurait fait que le rendre furieux.

« Je t’aime », fit-il avec douceur.

J’étais abasourdi.

« Tu cherches toujours un moyen de triompher, reprit-il. Tu ne renonces jamais. Mais il n’y a pas de voie vers le triomphe. C’est au purgatoire que nous sommes, toi et moi. Nous pouvons déjà nous estimer heureux que ce ne soit pas l’enfer.

— Non, je ne le crois pas, dis-je. Écoute, peu importe ce que tu dis ou ce que David a dit. Je m’en vais parler à Raglan James. Je veux savoir de quoi il s’agit ! Rien ne va m’en empêcher.

— Ah ! David Talbot aussi t’a donc mis en garde contre lui.

— Ne va pas choisir tes alliés parmi mes amis !

— Lestat, si cet humain s’approche de moi, si j’estime qu’il représente un danger pour moi, je le détruirai. Tu comprends ?

— Bien sûr que oui. Il ne voudrait pas t’approcher. C’est moi qu’il a choisi, et avec raison.

— Il t’a choisi parce que tu es insouciant, orgueilleux et flamboyant. Oh ! je ne dis pas ça pour te blesser. Vraiment pas. Tu brûles d’envie d’être vu, abordé, compris et de faire des bêtises, de tout agiter pour voir si ça ne va pas se mettre en ébullition et si Dieu ne va pas descendre t’empoigner par les cheveux. Eh bien, il n’y a pas de Dieu ! Tu pourrais aussi bien être Dieu.

— Toi et David… c’est toujours la même chanson, les mêmes exhortations, encore qu’il prétende avoir vu Dieu et que toi, tu ne croies pas à Son existence.

— David a vu Dieu ? demanda-t-il avec respect.

— Pas vraiment, murmurai-je avec un geste méprisant. Mais vous me réprimandez tous les deux de la même façon. Marius aussi.

— Oh ! bien sûr, tu choisis les voix qui te font la leçon. Tu l’as toujours fait, tout comme tu repères ceux qui vont se retourner contre toi et te plonger un poignard dans le cœur. »

C’était de Claudia qu’il parlait, mais il ne pouvait pas supporter de prononcer son nom. Je savais que je pourrais lui faire mal si je le disais, comme si je lui lançais une malédiction au visage. J’aurais voulu dire : tu y étais pour quelque chose ! Tu étais là quand je l’ai créée et là encore quand elle a brandi le couteau !

« Je ne veux pas en entendre davantage ! dis-je. Tu chanteras les vertus des limites tout au long de tes mornes années sur cette terre, n’est-ce pas ? Eh bien, je ne suis pas Dieu. Et je ne suis pas le diable, venu de l’enfer, même si je prétends parfois l’être. Je ne suis pas le rusé Iago. Je n’ourdis pas des intrigues abominablement maléfiques. Et je n’arrive pas à étouffer ma curiosité ni mon ardeur. Oui, je veux savoir si cet homme peut vraiment faire cela. Je veux savoir ce qui va se passer et je ne renoncerai pas.

— Et tu chanteras éternellement ton chant de victoire même s’il n’y en a pas à remporter.

— Ah ! mais si. Il doit y en avoir une.

— Mais non. Plus nous apprenons, plus nous savons qu’il n’y a pas de victoire. Ne pouvons-nous pas retomber sur la nature, faire ce que nous devons supporter et rien de plus ?

— Voilà la plus mesquine définition de la nature que j’aie jamais entendue. Regarde-la bien : pas dans la poésie, mais dans le monde extérieur. Que vois-tu dans la nature ? Qui a fait les araignées qui rôdent sous les planchers humides, qui a fait les papillons avec leurs ailes multicolores qui ressemblent dans la nuit à de grandes fleurs maléfiques ? Le requin dans la mer, pourquoi existe-t-il ? » Je m’avançai vers lui, posai les mains sur son bureau et le regardai droit dans les yeux. « J’étais si sûr que tu comprendrais cela. Et, au fait, je ne suis pas né monstre ! Je suis né enfant mortel, tout comme toi. Plus fort que toi ! Avec plus de volonté de vivre que toi ! C’était cruel de ta part de dire une chose pareille…

— Je sais. C’était mal. Parfois tu me fais si peur que je te lance des pierres et des coups de bâton. C’est stupide. Je suis heureux de te voir, même si je n’ose pas l’avouer. Je frémis à la pensée que tu aurais pu vraiment mettre fin à tes jours dans le désert ! Je ne peux pas supporter l’idée maintenant d’une existence sans toi ! Tu m’exaspères ! Pourquoi ne me ris-tu pas au nez ? Tu l’as déjà fait. »

Je me redressai et lui tournai le dos. Je regardais l’herbe qui s’agitait doucement sous la brise du fleuve et les vrilles des volubilis violets qui pendaient pour masquer la porte ouverte.

« Je ne ris pas, dis-je. Mais je m’en vais poursuivre ce projet, ce serait absurde de te mentir là-dessus. Seigneur Dieu, tu ne comprends donc pas ? Si je suis seulement cinq minutes dans un corps mortel, que ne pourrais-je apprendre ?

— Très bien, fit-il, désespéré. J’espère que tu vas t’apercevoir que cet homme t’a séduit avec un tissu de mensonges, que tout ce qu’il veut c’est le Don ténébreux, et que tu vas l’envoyer droit en enfer. Une fois de plus, laisse-moi te mettre en garde : si je le vois, s’il me menace, je le tuerai. Je n’ai pas ta force. Je compte sur mon anonymat, sur le fait que mon petit « mémoire », comme tu dis toujours, était si loin du monde d’aujourd’hui que personne n’a pris cela pour des faits.

— Je ne le laisserai pas te faire du mal, Louis », dis-je. Je me retournai et lui lançai un regard mauvais. « Je n’aurais jamais laissé personne te faire du mal. »

Et, là-dessus, je partis.

 

Bien sûr, c’était une accusation, et il en sentit le tranchant, j’avais eu la satisfaction de m’en apercevoir avant de me tourner encore une fois et de sortir.

La nuit où Claudia s’était dressée contre moi, il était resté là, témoin impuissant, horrifié de ce qu’il voyait, mais ne songeant pas à intervenir, alors même que je l’appelais à l’aide.

Il avait pris ce qu’il croyait être mon corps sans vie etl’avait jeté dans le marais. Ah ! naïves petites créatures que vous êtes de croire pouvoir vous débarrasser si facilement de moi.

Mais pourquoi y penser maintenant ? Il m’aimait en ce temps-là, qu’il en fût conscient ou non ; de mon amour pour lui et pour cette misérable enfant coléreuse, je n’ai jamais le moins du monde douté.

Il avait pleuré ma disparition, je veux bien lui rendre cette justice. Mais il a un tel talent pour jouer les éplorés ! Il porte le chagrin comme d’autres portent du velours ; la tristesse lui va au teint comme la lumière des chandelles ; les larmes lui siéent comme des bijoux.

Eh bien, rien de cette camelote ne marche avec moi.

 

Je regagnai ma résidence sur les toits, j’allumai toutes mes belles lampes électriques et je restai une heure ou deux à me vautrer dans le grossier matérialisme, en regardant sur l’écran géant une interminable parade d’images vidéo, puis je dormis un moment sur mon confortable divan avant de m’en aller chasser.

J’étais fatigué, déboussolé à force d’errer. Et aussi j’avais soif.

 

Tout était calme au-delà des lumières du Quartier Français et des gratte-ciel éternellement illuminés des quartiers du centre. La Nouvelle-Orléans sombre très vite dans l’obscurité, que ce soit dans les rues pastorales que j’ai déjà décrites ou au milieu des immeubles de briques plus tristes et des maisons du centre.

Ce fut parmi ces zones commerciales abandonnées, avec leurs usines et leurs entrepôts fermés et leurs sinistres petites maisons que je vagabondais jusqu’à un endroit merveilleux, non loin du fleuve et qui n’avait peut-être de sens que pour moi seul.

C’était un champ vide, non loin des quais, s’étendant sous les immenses pylônes des autoroutes qui conduisaient aux grands ponts jumeaux sur le fleuve que j’ai toujours appelés, depuis le premier instant où je les ai vus, les Dixie Gates.

Je dois avouer qu’officiellement ils portent un autre nom moins charmant. Mais je n’accorde guère d’attention au monde officiel. Pour moi, ces ponts seront toujours les Dixie Gates, et je n’attends jamais bien longtemps après être rentré au pays avant d’aller me promener dans les parages pour les admirer, avec leurs milliers de petites lumières qui clignotent.

Comprenez-moi, ce ne sont pas de magnifiques créations artistiques comme le pont de Brooklyn, qui a suscité l’enthousiasme du poète Hart Crane. Ils n’ont pas non plus la grandeur imposante du Golden Gate de San Francisco.

Ce sont néanmoins des ponts et tous les ponts sont beaux et incitent à la réflexion ; et quand ils sont complètement illuminés comme ceux-là, leurs entretoises et leurs poutres métalliques prennent une grandeur mystique.

Qu’on me permette d’ajouter ici que le même grand miracle de lumière se produit la nuit dans la campagne du sud noir, avec les immenses raffineries de pétrole et les centrales électriques qui s’élèvent dans une surprenante splendeur au-dessus de la terre plate et invisible. Et il s’y ajoute encore la gloire des cheminées qui fument et des flammes de gaz qui brûlent éternellement. La tour Eiffel aujourd’hui n’est plus un simple échafaudage de fer mais une sculpture d’étincelantes lumières électriques.

Mais c’est de La Nouvelle-Orléans que nous parlons et je déambulai maintenant jusqu’à ce terrain vague au bord de l’eau, bordé d’un côté par les maisonnettes sombres et sinistres et de l’autre par les entrepôts abandonnés et, au nord, par les admirables tas de ferrailles de machines au rebut et des clôtures formées de chaînes disparaissant sous les inévitables et magnifiques plantes grimpantes.

Ah ! champs de réflexion et champs de désespoir. J’adorais me promener ici, sur la douce terre stérile, parmi les bouquets de mauvaises herbes et les éclats de verre qui jonchaient le sol : même si je ne pouvais pas le voir, j’aimais écouter le pouls lent du fleuve et contempler au loin la lueur rosée de la ville.

Cela me semblait l’essence du monde moderne, cet horrible endroit oublié, cette grande brèche au milieu des vieilles constructions pittoresques, où seulement de temps en temps une voiture s’aventurait, par les rues abandonnées et qu’on disait dangereuses.

Il me faut préciser aussi que ce secteur, malgré les sombres sentiers qui y menaient, n’était jamais vraiment plongé dans l’obscurité. Un flot de lumière régulier se déversait des lampadaires des autoroutes, venait des rares réverbères des rues, créant une pénombre moderne et apparemment sans source.

Ça vous donne envie de vous précipiter là-bas, n’est-ce pas, d’aller rôder dans ces terrains vagues ?

Sérieusement, c’est d’une divine tristesse de s’arrêter là, minuscule personnage du cosmos, frissonnant aux bruits étouffés de la ville, des redoutables machines qui grondent dans les lointains complexes industriels, ou bien des camions qui de temps en temps passent en rugissant au-dessus de vous.

De là, on était à un jet de pierres d’un immeuble aux portes et aux fenêtres condamnées où, dans des chambres jonchées d’ordures, je découvris un couple de meurtriers, leurs cerveaux fiévreux abrutis par les narcotiques, et sur lesquels je me nourris lentement et tranquillement, les laissant tous deux sans connaissance mais en vie.

Puis je retournai au champ désert et isolé, traînant, les mains dans les poches, expédiant d’un coup de pied les boîtes de conserves que je trouvais sur mon chemin et tournant longuement en rond sous les autoroutes, puis bondissant et repartant par la branche nord du Dixie Gates le plus proche.

Comme il était profond et sombre, mon fleuve. L’air au-dessus de l’eau était toujours frais. Et, malgré la brume sinistre qui flottait sur tout le paysage, j’apercevais encore tout un trésor de cruelles et minuscules étoiles.

Je m’attardai longtemps, songeant à tout ce que Louis m’avait dit, à tout ce que m’avait raconté David et pourtant fou d’excitation à l’idée de rencontrer le lendemain soir l’étrange Raglan James.

Je finis par m’ennuyer, même auprès du grand fleuve. Je scrutai la ville en quête de cet étrange espion mortel, mais sans pouvoir le trouver. Je scrutai le centre sans plus de succès. Mais, malgré tout, je n’étais pas sûr.

Comme la nuit s’achevait, je regagnai la maison de Louis – maintenant sombre et abandonnée – et je déambulai dans les petites rues étroites, cherchant encore sans conviction mon espion mortel. Louis assurément ne risquait rien dans son secret sanctuaire, à l’abri du cercueil où il se retirait chaque jour bien avant l’aube.

Puis je retournai jusqu’au terrain vague, en chantant tout seul, je songeai combien les Dixie Gates avec toutes leurs lumières me rappelaient les jolis vapeurs du dix-neuvième siècle, qui glissaient sur l’eau avec l’air de grands gâteaux de mariage ornés de bougies. Est-ce que je m’embrouille dans mes métaphores ? Peu m’importe. J’entendais dans ma tête la musique des vapeurs.

J’essayai de penser au siècle suivant en me demandant quelles formes il allait nous amener et comment il allait mêler laideur et beauté avec une violence nouvelle, comme le fait chaque siècle. J’examinai les pylônes des autoroutes, gracieux arcs d’acier et de béton qui s’élèvent vers le ciel, lisses comme des sculptures, simples et monstrueux, comme des brins d’herbe incolores qui se courbent doucement.

Et voilà qu’enfin arriva le train, bringuebalant sur la voie au loin devant les entrepôts, avec son monotone cortège de wagons de marchandises encrassés de suie et son sifflet perçant aux accents affreux et lancinants qui éveillait des inquiétudes sans fin dans mon âme trop humaine.

La nuit revint brusquement avec son vide absolu quand le dernier fracas se fut dissipé. On ne voyait aucune voiture sur les ponts et un épais brouillard flottait sans bruit sur le fleuve, masquant les étoiles qui pâlissaient.

Je m’étais remis à pleurer. Je pensais à Louis et à ses mises en garde. Mais que pouvais-je faire ? J’ignorais la résignation. Ce ne serait jamais mon lot. Si ce misérable Raglan James ne venait pas demain soir, je parcourrais le monde à sa recherche. Je ne voulais plus parler à David, je ne voulais plus entendre ses avertissements, je ne pouvais pas l’écouter. Je savais que cette fois j’irais jusqu’au bout.

Je continuais à contempler les Dixie Gates. Je n’arrivais pas à chasser de mon esprit la beauté de leurs lumières clignotantes. J’avais envie de voir une église avec des cierges – une foule de petits cierges vacillants comme ceux que j’avais vus à Notre-Dame. Avec un peu de fumée qui montait de leurs mèches comme des prières.

Encore une heure avant le lever du soleil. J’avais le temps. Je me dirigeai lentement vers le centre de la ville.

La cathédrale Saint-Louis est fermée à clé toute la nuit, mais ces serrures-là n’étaient rien pour moi.

Je me plantai à l’avant de l’église, dans le foyer sombre, à fixer la rangée de cierges brûlant aux pieds de la statue de la Vierge. Les fidèles déposaient leurs offrandes dans le tronc de cuivre avant d’allumer les cierges. Ils appelaient cela des vigiles.

Souvent, je m’étais assis sur la place en début de soirée, à écouter ces gens aller et venir. J’aimais bien l’odeur de la cire ; j’aimais la petite église pleine d’ombre où rien semblait-il n’avait changé en plus d’un siècle. Je pris une profonde inspiration, puis je fouillai dans mes poches, en tirai deux ou trois dollars froissés que je fourrai dans la fente du tronc.

Je pris la longue mèche de cire, la trempai dans une flamme et apportai ce feu jusqu’à un cierge neuf, puis je regardai la petite langue devenir orange et se mettre à briller.

Quel miracle, pensai-je. Une toute petite flamme pouvait en faire tant d’autres ; une toute petite flamme pouvait mettre le feu au monde entier. Au fond, avec ce simple geste, n’avais-je pas augmenté la somme totale de lumière dans l’univers ?

Quel miracle et pour lequel il n’y aura jamais d’explication, pas de Dieu et de diable bavardant dans un café de Paris. Pourtant les théories insensées de David m’apaisaient quand j’y songeais dans mes rêveries. « Croissez et multipliez », a dit le Seigneur, le grand Seigneur, Yahvé : de la chair de deux êtres naît une multitude d’enfants, comme un grand feu de seulement deux petites flammes…

Il y eut un bruit soudain, net, distinct, qui résonna dans l’église comme un bruit de pas. Je me figeai sur place, très étonné de ne pas m’être aperçu que quelqu’un était là. Puis je me souvins de Notre-Dame et du bruit des pas de l’enfant sur les dalles. Une peur soudaine m’envahit. Elle était là, n’est-ce pas ? Si je regardais au coin, je la verrais cette fois, peut-être avec son bonnet sur la tête, ses boucles ébouriffées par le vent et ses mains enveloppées dans des mitaines de laine, et elle lèverait vers moi ses yeux immenses. Des cheveux d’or et des yeux magnifiques.

De nouveau un bruit. Comme je détestais cette peur !

Très lentement, je me retournai et je vis la silhouette bien reconnaissable de Louis émerger de l’ombre. Ce n’était que Louis. La lueur des cierges révéla peu à peu son visage placide et un peu émacié.

Il portait une méchante veste poussiéreuse, le col de sa chemise usée était ouvert et il semblait avoir un peu froid. Il s’approcha lentement de moi et posa sur mon épaule une main ferme.

« Il va encore t’arriver quelque chose d’épouvantable, dit-il, la lueur des cierges allumant d’exquis reflets dans ses yeux vert foncé. Tu vas y veiller. Je le sais.

— Je l’emporterai », dis-je avec un petit rire embarrassé, éprouvant une sorte de griserie à le voir. Puis je haussai les épaules. « Est-ce que tu ne sais pas encore ça ? Je l’emporte toujours. »

J’étais stupéfait qu’il m’eût trouvé ici, qu’il fût venu si près de l’aube. Et je tremblais encore de toutes mes folles imaginations, en songeant qu’elle était venue, venue comme dans mes rêves et que j’aurais bien voulu savoir pourquoi.

Soudain, je fus inquiet pour lui ; il semblait si fragile avec sa peau pâle et ses longues mains délicates. Et pourtant je sentais la force tranquille qui émanait de lui comme ç’avait toujours été le cas, la force de l’homme de réflexion qui ne fait rien impulsivement, de l’homme qui envisage tous les angles, qui choisit avec soin ses mots. De l’homme qui ne joue jamais avec le soleil qui va se lever.

Brusquement, il s’éloigna de moi et s’éclipsa sans bruit par la porte. Je sortis à sa poursuite, sans prendre la peine de refermer la porte derrière moi, ce qui était impardonnable, j’imagine, car il ne faut jamais troubler la paix des églises, et je le regardai marcher dans le froid noir du matin, en suivant le trottoir devant la Résidence Pontalba, de l’autre côté de la place.

Il se hâtait de son pas subtil et gracieux, à longues enjambées sans effort. La lumière arrivait, grise et mortelle, baignant d’un sourd éclat les vitrines au-dessus du toit en surplomb. Je pourrais la supporter pendant encore une demi-heure, peut-être. Pas lui.

Je me rendis compte que je ne savais pas où était caché son cercueil et s’il avait beaucoup de chemin à faire pour y arriver. Je n’en avais pas la moindre idée.

Avant d’arriver au coin le plus proche du fleuve, il se retourna. Il me fit un petit signe de la main et, dans ce geste, il y avait plus d’affection que dans tout ce qu’il avait dit.

Je m’en retournai pour fermer la porte de l’église.

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